En réalité, « nouveau » est un adjectif qui correspond plus à la période historique qu’à la cinématographie elle-même. Peu après la fin du régime totalitaire, enivrée par le désir de liberté et la soif de création, la profession a abandonné les structures de production et distribution qui existaient depuis quarante ans et s’est jetée avec enthousiasme dans l’océan de l’économie de marché. Environ 90% des salles de cinéma ont été privatisées et sont devenues des supermarchés et des salles de Bingo. Le circuit de distribution étatique a été tout simplement dissout. Quant au système de financement du cinéma, par la télévision bulgare et le Studio Boyana (la « Cinecitta bulgare »), il a continué à exister sur le papier, mais il a subi de plein fouet les méfaits de la crise économique sévissant alors dans le pays. Projeté dans la spirale infernale : baisse de production - baisse de qualité, le cinéma bulgare a lentement sombré dans les abysses du déclin. N’ayant plus de défenses, envahi par les requins de l’outre-atlantique, il a fini par perdre son dernier capital : le public.
Pour autant, des films ont continué à se faire. De nouveaux auteurs ont émergé, de nouvelles tendances sont apparues. On y distingue 3 principaux courants.
Il y a d’abord les Anciens. Beaucoup avaient renoncé à faire des films. Mais après plus de dix ans d’interruption, de grands noms du cinéma de l’ancienne époque ont réussi un retour remarqué : Nikolai Volev (Le miroir du diable, 2001)[1], Georgi Dyulgerov (Tu es si belle, ma douce, 2004 ; Lady Zi, 2005)[2], Mariana Evstatieva (Le Prince et le Mendiant, 2005)[3]. Leur cinéma, bien qu’empreint d’une certaine rigidité formelle et d’un classicisme narratif un peu obsolète, se distingue néanmoins par la qualité de son contenu, par son niveau élevé de réflexion, par des scénarios bien bouclés.
La majeure partie du paysage cinématographique moderne est cependant composée par des cinéastes diplômés ou ayant débuté vers la fin des années 80, à l’orée de la démocratie. Cette « chance » historique explique qu’ils aient pu, tant bien que mal, poursuivre ou entamer une carrière dès les années 90.
Parmi eux, une sous-catégorie de cinéastes venus du documentaire, se démarque très nettement.
Petar Popzlatev, documentariste dans les années 80 débutant dans la fiction, nonobstant la qualité de ses films (Moi, la Comtesse, 1989 ; Même Dieu est venu nous voir, 2001), a été le premier à entrer dans la modernité européenne par le biais de la coproduction internationale. De ce fait, il est le seul cinéaste bulgare à connaître une distribution en salles en France, depuis les années 90.
C’est néanmoins une femme, Iglyka Trifonova, documentariste elle aussi, qui a marqué le véritable souffle de la nouveauté dans le cinéma bulgare. Son film Lettre pour l’Amérique (2001) a fait plusieurs fois le tour du monde dans des festivals[4]. Il a permis de rappeler aux Bulgares aux quatre coins du globe, le besoin qu’ils avaient de valoriser tout simplement leur culture. Un jeune homme part dans les Rhodopes bulgares, à la recherche d’une chanson traditionnelle rare, afin de l’envoyer au chevet de son ami aux Etats–Unis, tombé dans le coma suite à un accident. Le succès du film, y compris devant le public bulgare, tient d’une part à la narration : simple et épurée, alliant action et réflexion avec une discrétion remarquable. Il est surtout dû à sa tonalité positive générale. En effet, dans une cinématographie dominée par la grotesque, la caricature, la noirceur et le pessimisme comme procédés narratifs, un film simple et bien construit - vantant les mérites de la culture nationale avec modestie et humanité - a de quoi faire effet.
Le cinéma bulgare traite deux sujets majeurs : Passé et Présent.
Le Passé en tant que sujet - en particulier la période d’avant-guerre, vécue aujourd’hui comme un paradis perdu - prend sa revanche vis-à-vis du cinéma idéologiquement dogmatique de l’époque socialiste dans des films à budget important : Dan Kolov, Michail Getzov (1999), Voyage à Jérusalem Ivan Nitchev (2003). Le thème du passé récent quant à lui, sans être absent, se fait plus rare depuis le milieu des années 90, comme si les cinéastes étaient las du sujet. Cependant la Bulgarie n’a toujours pas eu son Good Bye Lenin ! Le refus de rire du traumatisme du passé montre que la société bulgare n’a pas encore pansé les plaies de la période dictatoriale et que tout reste à faire dans ce domaine.
Les sujets ancrés dans le Présent privilégient les récits sur la difficulté de vivre dans la période de transition, le marchandisage des relations humaines, la désorientation de l’individu face aux règles du capitalisme - ancien ennemi juré, la disparition des anciennes valeurs. La très grande majorité des films depuis 1990 appartient à cette veine. A l’intérieur de ce groupe un thème se détache particulièrement : le Bulgare et son rapport au monde moderne, le choix qu’il lui incombe de prendre : partir ou rester ? Comment vivre loin de chez soi ? Qui sommes-nous et qui sont-ils ? Où est notre place ?
C’est là qu’il convient de mentionner le troisième et dernier groupe de cinéastes : La relève. Ce sont pour la plupart de jeunes trentenaires, grandis et diplômés vers la fin des années 90-2000, souvent à l’étranger. Leur représentant le plus illustre est encore une fois une femme : Zornitza Sofia, auteur du film Mila de Mars (2004). Ella a crée un événement unique dans son genre en Bulgarie : le premier film dit « indépendant », selon les critères occidentaux. Sans subventions de la part de la télévision, avec un budget très modeste et beaucoup d’enthousiasme, Mila de Mars a été le film le plus vu du public depuis 1990 : 20 000 entrées en salle, un record absolu dans le paysage bulgare! On pourrait lui reprocher son montage type MTV et son sujet un peu fumeux : une fille battue par son mac s’enfuit dans un village frontalier parmi des vieillards faisant pousser du cannabis. Le film a néanmoins rencontré son public, bien ciblé, notamment grâce aux « nouvelles » méthodes de promotion : radio, presse, télévision.
Un autre membre illustre de ce groupe est le dramaturge de renommée européenne Tedi Moskov. Son film Rhapsodie en Blanc (2001), véritable diamant noir, conquiert des sommets de poésie crépusculaire agrémentée d’humour et de tendresse. Cette fable chaplinesque sur les temps modernes, se distingue aussi par l’originalité de son traitement formel : l’utilisation des couleurs au service de la narration est particulièrement réussie. C’est l’histoire d’une femme-clown dans laquelle sa moitié-femme lutte pour avoir le dessus sur sa moitié-clown et l’inverse. Cette lutte schizophrénique permet au personnage de traverser les strates de la société bulgare avec amusement et amertume. Dans un élan de folie égocentrique, chaque couche de la société tente d’imposer sa couleur au film, éclaboussant l’image à gros coups de pots de peinture. C’est un film sur la nostalgie du passé et l’intolérance d’aujourd’hui, sur la difficulté de vivre ensemble et sur la nécessité de réapprendre cet art perdu.
Depuis environ seulement deux ans et pour la première fois, les grands classiques du cinéma bulgare d’avant 1989 ont commencé à être édités en DVD. Au fur et à mesure de la progression du taux d’équipement des foyers bulgares, ces éditions rencontrent un succès grandissant. De moins en moins chères, des collections de films bulgares vendus en supplément de magazines, sont de vraies réussites commerciales. Cet engouement pour les films anciens fait enfin preuve d’un retour du public vers le cinéma bulgare. Le cinéma contemporain brille par son absence de ces éditions, mais c’est précisément à cause de cette absence, que se crée la demande de cinéma nouveau.
Grâce à la nouvelle Loi sur le Cinéma, attendue depuis une décennie et enfin votée en 2005, le système de subventions actuel exige des jeunes diplômés à réaliser d’abord un téléfilm avant de pouvoir accéder au guichet « Début » du fond cinéma. De plus, comme l’argent manque (3 millions d’euros à partager entre une vingtaine de projets candidats par an), celui-ci est alloué de préférence aux artistes en place. Ainsi le cinéma semi-réformé se prive de son principal atout pour l’avenir : les jeunes cinéastes. Pourtant, grâce aux facilités fournies par la multiplication des technologies numériques et les modes de diffusion qui en découlent (Internet, festivals de films amateurs, constitution de collectifs de jeunes créateurs, concours de tournage contre la montre) une nouvelle sphère de cinéastes et de cinéphiles se forme déjà. De ces réseaux alternatifs, constituant la véritable avant-garde du cinéma bulgare, sortiront les cinéastes de demain.
[1] Nikolai Volev, né en 1946, diplômé de l’Ecole de Cinéma de Londres en 1972, auteur de nombreux documentaires parmi lesquels Poterie (Grantzi, 1984, Dragon d’Argent, Cracovie), Maison N°8 (Dom N°8, 1986, Grand Prix, Oberhausen). Auteur des comédies à grand succès Le double (Dvoynikat, 1980), Monsieur d’un jour (Gospodin za edin den, 1983), S’entêter à aimer (Da obitchach na inat, 1986, Prix spécial du jury, Karlovy Vary) et drames Margarit et Margarita (1989) et La corne de chèvre (Koziat rog, 1991).
[2] Georgi Dyulgerov, né en 1943, diplômé de l’Ecole de Cinéma de Moscou en 1970, auteur des drames Le jour est venu (I Doide denyat, 1973), Avantage (Avantaj, 1977, Ours d’Argent, Berlin 1978), Mesure selon mesure (Mera spored mera, 1981).
[3] Mariana Evstatieva, née en 1939, diplômée de l’Institut Supérieur Filmique de Lodz, Pologne en 1971, auteur de nombreux films sur le thème de l’enfance : Des instants dans une boîte d’allumettes (Migove v kibritena kutiika, 1979), Là-haut sur le cerisier (Gore na tcherechata, 1984), Cherche mari pour maman (Tarsi se saprug za mama, 1985), Hommes sans moustaches (Maje bez mustatzi, 1989).
[4]Festival International du film de Télévision « La Commode d’Or » (Golden Chest) : Grand prix, Commode d’or, Plovdiv, Bulgarie 2001 ; Festival International Du Film d’Istanbul : Prix Spécial du Jury, 2002 ; Festival International Molodist, Kiev, Ukraine : Prix Don Quixote, Prix FIPRESCI, 2001 ; Festival Mondial du Film de Montréal : nomination pour le Grand Prix des Amériques, 2001
* Texte paru dans le N°1 de la revue culturelle sur les Balkans Au sud de l'Est, Editions Non Lieu, Paris, août 2006.
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