23.11.07

Aimez-vous la tchalga ?

Selon votre réponse les portes d’un foyer bulgare s’ouvriront à vous ou pas. Variété très populaire, la tchalga (du turc calgi : pipeau) divise profondément la société bulgare.
La tchalga est l’équivalent bulgare de ce qu’on appelle le turbo-folk en Serbie ou le manele en Roumanie. Dans les années 80, sous la chape du régime communiste, il était plus facile pour les populations d’entendre la musique du voisin que celle de l’Occident. Par les régions frontalières, grâce aux tandems télévision-vidéo et radio-cassettes, le monde interdit de l’Autre pénétrait dans l’espace national politiquement imperméable. Ainsi, en Bulgarie circulaient des compilations où Lepa Brena côtoyait Samantha Fox, entre deux morceaux de sirtaki. Chauffeurs et camionneurs se faisaient les véritables prosélytes de ces mélanges, tant par leur diffusion sonore dans les transports publics, que par l’affichage bien visible de posters exhibant les atouts des chanteuses sus-mentionnées. Tous ces éléments ont contribué à enraciner profondément ces mélanges dans l’inconscient collectif.
Quand, à l’orée des années 90 un homme d’affaires astucieux ressuscite le mélange en un nouveau genre, en lui donnant un nouveau souffle et une promotion digne des meilleurs cabinets de marketing, le succès est tel que cette musique devient un vrai phénomène de société. Elle acquiert au passage, parmi diverses appellations et labels (pop-folk, Pirin-folk, folk-fest), le nom générique et définitif de tchalga – mot désignant jusque là les exubérantes variations musicales, typiques des musiciens tziganes.
Le look des artistes est pour beaucoup dans la réussite du genre. La tchalga est chantée à 90% par des jeunes femmes remarquablement mises en valeur, ayant pour nom scénique leur seul prénom (au hasard : Camélia, Ivana, Maya…). Leurs producteurs n’hésitent pas à employer jusqu’aux codes visuels de l’industrie porno, pour attirer le regard du consommateur. Cette logique a été portée à son paroxysme avec le lancement il y a quelques années du chanteur Azis – une sorte de « folle du Balkan ». D’origine tzigane, excentrique et ouvertement homosexuel, dans un pays qui a pourtant encore du chemin à faire dans le domaine de la tolérance, Azis est devenu l’une des plus grandes star du genre.
Aujourd’hui en Bulgarie les choses sont simples : les gens éduqués, généralement urbains, méprisent la tchalga en tant qu’expression de la culture populaire. Mêlant les influences orientales, la variété, la disco et même la techno à des paroles simples, souvent salaces, le genre est l’expression même de ce que l’on appellerait en France « la beauf attitude ». La tchalga est devenue l’identifiant par lequel on catégorise l’appartenance aux milieux populaires. Pourtant, cette musique véhicule également une énergie terrible, une énorme joie de vivre, un désir de fête absolue et d’oubli total, et c’est ce qui plaît à son public, composé majoritairement de gens simples à la vie dure (mais aussi de nouveaux riches et d’hommes d’affaires douteux). L’aspect bon-vivant de la tchalga échappe complètement aux gens éduqués, qui en ont même un peu honte. Ils lui reprochent d’une part son côté oriental et d’autre part, précisément ce désir d’oubli, qui induit parfois dans les faits une conduite irrespectueuse, bruyante et sans retenue.
Les couches populaires quant à elles, n’ont cure de l’avis des gens éduqués. Elles les méprisent tout autant, sinon plus. De fait, le dialogue est rompu depuis longtemps et les clivages se creusent.
On observe pourtant, ces dernières années, des tentatives de convergence. Les chansons de certaines chanteuses de tchalga ressemblent de plus en plus à de la variété pure. D’autres font des duos avec des chanteurs de rap ou versent dans le jazz. Un récent remix techno-house de la chanson Une rose bulgare, symbole de l’époque communiste révolue et de la nostalgie pour les temps anciens, chanté par Zara - une chanteuse de tchalga reconvertie, assume enfin ouvertement la convergence. Le métissage des genres devenu un fait, la tchalga peut désormais sereinement prétendre au statut d’une grande.

Texte paru dans la revue culturelle Au sud de l'Est, N°2, Editions Non Lieu, Paris, janvier 2007

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